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« Josephine, manges ta viande ! »

Le regard noir de l’adolescente se relève vers celui de sa mère, autoritaire. Elle tient dans sa main sa fourchette et s’amuse à jouer avec la patience de ses parents en trifouillant du bout des piques le morceau de vache hachée et sanguinolente qu’elle a dans l’assiette.
« Ouais, ça vous pose peut-être aucun problème de tuer des êtres innocents pour votre propre bonheur, mais moi ça me dégoûte. »
Puis elle jette sa fourchette dans un tintement métallique avant de se lever à la va vite pour quitter la table. Quelques secondes plus tard, un claquement de porte indique qu’elle est sans doute en train de bouder, Alanis Morissette à fond dans son walkman.
A table, le grand frère se marre comme une baleine, Maman lève les yeux au ciel et soupire tandis que Papa dédramatise.

« T’en fais pas c’est une passade, c’est sa crise d’ado, je préfère qu’elle arrête de manger de la viande plutôt qu’elle commence à coucher à tire larigot avec n’importe qui. »

Une passade, pas si sûr. Si depuis toute petite Joey Riggs a toujours adoré les animaux, c’est bel et bien à l’adolescence, au milieu du trouble que tout un chacun connait, qu’elle s’est forgée ses convictions écologistes. Revenons sur cette période bénie de la vie.

A treize ans et demi, la petite Joey devient une femme. Alors qu’elle était déjà la plus grande de sa classe (elle s’arrêtera d’ailleurs là de grandir d’avantage, vite rattrapée par ses copines moins précoces) mais aussi la plus formée comme on dit. Difficile avec un corps pareil de passer inaperçu, surtout aux yeux des garçons qui à cet âge n’ont pas grand-chose dans la tête mais plutôt tout dans les hormones. Heureusement, Joey peut trouver refuge auprès de sa famille. Sa mère n’y est pas pour rien dans la génétique et elle essaye de dédramatiser la situation, son père la traite encore comme une petite princesse et son frère s’occupe de filer des gnons à ses copains si jamais ils s’amusent un peu trop à reluquer sa sœur ou pire s’ils osent lui manquer de respect.
A défaut d’être invisible, Joey décide de se faire connaître pour autre chose que pour sa poitrine généreuse et redouble d’effort pour atteindre la tête des classements à l’école. Elle se cultive, travaille dur et utilise sa ruse naturelle.

C’est à peu prés à cette même époque qu’après de longues négociations pour obtenir le câble, Discovery Channel entre dans la vie de Joey. Au bout de quelques mois, l’adolescente ouvre les yeux sur un tas de chose qui vont mal dans le monde. Tout commence avec le massacre des baleines. Dégoutée, déçue et en colère contre le monde entier, elle commence à s’intéresser de plus en plus à sa planète et à ceux qui lui font du mal. Mais l’adolescente ne connait pas la tempérance. Joey commence à radicaliser son alimentation, engueule littéralement ses parents qui ne sont pas suffisamment « justes » dans leur élevage laitier, fait des scandales à la cafétéria de l’école et s’insurge devant les magasins qui vendent de la fourrure mais n’arrive tout de même pas à convaincre son frère de se débarrasser du perfecto en cuir véritable auquel  il tient tant pour l’échanger avec une veste en jean issu du commerce équitable.

Heureusement, le temps passe et fait son œuvre, si Joey reste sur ses positions, elle apprend à modérer son jugement et s’appuie désormais sur de solides connaissances et une expérience de vie pour prêcher la bonne parole autour d’elle. Elle n’en reste pas moins militante et passionnée, elle ne s’en cache pas et c’est d’ailleurs sans doute ce qui rythme toute sa vie, mais Joey s’est mise à agir avec plus de diplomatie et de respect envers les autres, disons qu’elle a quelque peu revu sa communication. Son combat est long et compliqué, mais elle est persuadée qu’il vaut le coup d’être mené, elle a déjà réussit à convaincre ses parents d’opérer quelques changements et ils ont depuis peu un label bio à ajouter sur leur lait.

Elle aurait pu quitter la ville, devenir l’avocate de Greenpeace ou zoologiste pour WWF, mais Joey a décidé d’agir chez elle, persuadée que les plus petites actions peuvent être aussi importantes que les grandes. Après le lycée, elle fait des études de commerces à Ashland et profite des trajets en bus pour mûrir ce projet fou qu’elle a de faire découvrir à la population de sa ville et alentours les produits bio, équitables et locaux. C’est à l’obtention de son diplôme qu’elle ouvre sa petite boutique. Pas vraiment le succès escompté, mais Joey n’est pas du genre à baisser les bras comme ça, elle persévère.

La jeune femme est consciente de ne pas faire l’unanimité en ville, mais comme elle a entendu dire un jour : You have enemies ? Good. That means you’ve stood up for something, sometime in your life.