Alyssa est très inquiète pour sa soeur depuis quelques temps. Elle a mis quelques semaines pour s'en rendre compte et, au début, elle pensait que c'était juste occasionnel, mais à bien observer son aînée, l'animatrice s'est rendue compte que la blonde a un véritable problème d'addiction à l'alcool. Entre les soirs où elle rentre éméchée ou les soirs où elle se descend une bonne dose d'alcool dans le salon, pensant que la brune ne se rend compte de rien, Aly est de plus en plus inquiète. Qu'elle se prenne un verre de temps en temps passe encore, mais là, ce n'est pas normal. Avant de faire des conclusions hâtives, Alyssa aimerait bien pouvoir en parler avec elle mais ces derniers temps, c'est plutôt compliqué.  Juliana a souvent été de nuit, elles n'ont sensiblement fait que se croiser toutes les deux.

L'animatrice ne sait même pas comment aborder le sujet avec son aînée. Celle-ci va probablement lui répondre que ça ne la regarde pas et que ce ne sont pas ses affaires, mais elle se trompe. Alyssa s'inquiète vraiment beaucoup pour sa soeur. Ce n'est pas bon pour sa santé. Mais ce qui la préoccupe encore plus, c'est qu'il doit bien y avoir une raison pour qu'elle se soit mise à boire, mais qu'elle ignore complètement de quoi il peut s'agir...

En rentrant du boulot, Alyssa espère tomber sur Juliana mais celle-ci n'est pas encore rentrée. La brune ignore dans combien de temps celle-ci va rentrer mais elle est bien déterminée à l'attendre. L'animatrice s'installe dans le canapé et allume la télé, guettant de temps en temps la porte, comme si la fixer allait faire apparaître sa soeur.

Juliana était exténuée. Elle rentrait d’une journée assez éreintante, l’équipe appelée en renfort sur un incendie dans une ville proche, et elle avait eu besoin de se calmer un peu les nerfs en passant au Shelter avec ses collègues. Même si elle n’était pas tout à fait intégrée, elle avait la sensation d’avoir trouvé sa place et d’être parvenue à se faire accepter. Le reste viendrait dans les mois à venir. Mais Shady Cove lui plaisait vraiment. Elle et ses collègues se retrouvèrent donc au bar, comme régulièrement, pour se détendre un peu après cette journée. Ses heures étaient variables, elle travaillait souvent de nuit, parfois de jour comme c’était le cas cette semaine, et s’adapter était difficile. Mais elle ne se plaignait pas. Malgré la dureté de son job, elle l’adorait.

Elle rentra à pied, maintenant qu’elle était familière à son nouvel environnement, et profita de cette soirée pour réfléchir. Réfléchir à quoi ? Elle n’avait plus trop les idées claires. Oh ! Ce soir-là, elle n’avait pas bu beaucoup. Moins que les autres fois en tout cas. A peine de quoi lui faire tourner la tête. Mais elle n’avait pas le courage de penser. La seule chose qui l’inspirait pour l’heure, c’était de s’allonger sur son lit et de dormir à poings fermés sur son lit. Avec l’alcool, ses pensées étaient moins tournées vers ses problèmes. Les difficultés à supporter ce qu’elle voyait. Et les cauchemars répétés après la mort de son collègue. A cette heure-ci, Alyssa dormait peut-être, si bien que Juliana tenta d’entrer dans la maison en faisant le moins de bruit possible – c’est-à-dire, en marchant sur la pointe des pieds, lui donnant une allure grotesque. Par-chance, le bureau qui lui servait de chambre n’était pas très éloigné de la porte d’entrée et elle ne risquait pas grand-chose. Pourtant, la télévision fonctionnait dans le salon, ce qui l’attira. Elle découvrit Alyssa, assise dans le canapé. Elle avait dû rentrer il y a bien longtemps, la soirée étant déjà bien avancée, alors pourquoi attendait-elle ? Pourquoi n’était-elle pas montée se coucher, comme d’habitude ?

Ces derniers temps, avec leur boulot respectif, elles peinaient à se croiser suffisamment longtemps pour discuter. C’était dommage, dans la mesure où Jul’ aurait aimé passer plus de temps avec sa petite sœur. Mais bon, elle avait une vie bien assez mouvementée pour trouver le temps de souffler quelques instants !

« Aly’ ! » s’exclama-t-elle, surprise. « Qu’est-ce que tu fais encore ici ? »

Question un peu naïve. Peut-être l’attendait-elle ? Mais pour lui dire quoi ? Juliana n’en avait aucune idée. Souhaitant prendre les devants pour éviter à sa petite sœur d’ouvrir la bouche, elle murmura, avec un sourire un peu gêné aux lèvres :

« Bon… Je suis fatiguée, je vais me coucher. Bonne nuit ! »

Les secondes, les minutes, les heures passent, les unes après les autres, et toujours aucune trace de Juliana. Alyssa guette souvent la porte d'entrée avant de reporter son attention sur l'écran de télévision où passe une émission culturelle. Elle pourrait trouver ça intéressant, en général, mais elle a comme une boule d'angoisse dans le ventre à l'idée d'aborder un sujet qui peut être sensible avec Juliana. Elle imagine bien que reprocher à sa soeur son penchant pour l'alcool ne va pas être une partie de plaisir, et elle n'a vraiment pas envie que ça se passe mal avec son aînée. Elle est contente qu'elle l'ait rejoint ici et qu'elle habite sous le même toit. Elle n'a pas envie que celle-ci décide de repartir ou quoi...Mais elle ne peut pas non plus garder ça pour elle comme si elle n'avait rien remarqué.

Le temps continue de passer et ses yeux se ferment de temps en temps tandis que ses oreilles restent à l'affût du moindre bruit. Elle écoute la télé, mais elle guette surtout le bruit d'une clé dans la porte d'entrée. Elle lutte pour ne pas s'endormir malgré l'heure tardive. Elle se lève, se sert un verre d'eau fraîche pour rester éveillée, puis, le posant sur la table basse et ramenant ses genoux contre elle et ses pieds sur le canapé, elle tourne finalement la tête, un peu plus angoissée maintenant, quand elle entend enfin le bruit de la clé dans la serrure. Il était temps.

« Salut, Jul' ! »

Répond-t-elle d'une voix encore un peu endormie avant de se redresser dans le canapé en s'étirant les bras et les jambes. Se frottant les yeux, elle se redresse rapidement quand sa grande soeur tente de se faufiler. Elle l'a attendue bien assez longtemps, elle ne compte pas la laisser fuir.

« Attends, je voulais qu'on parle un peu. J'attendais que tu rentres...»

Comme Juliana s’y attendait, Alyssa avait malheureusement décidé de l’attendre. Pour parler. A quel sujet ? La jeune femme l’ignorait. Mais en attendant, sa petite sœur se trouvait en face d’elle et semblait bien décidée à engager la conversation, contre l’avis de Jul’ qui se sentait plus fatiguée qu’autre chose. Mais, souhaitant faire bonne figure, elle s’arrêta dans son élan et resta dans l’embrasure de la porte. Bon, ça ne devait pas être bien grave. Juliana n’avait pas l’impression d’avoir quelque chose à se reprocher, ou tout du moins Alyssa n’était au courant de rien. Elle l’espérait en tout cas, car discuter de choses importantes avec gravité n’était pas son truc, au contraire. Elle préférait les choses légères. Susceptible, elle s’emportait souvent pour peu de choses et se mettait rapidement dans tous ses états ! Enfin, ça, c’était vraiment en cas de problème vraiment grave. Elle inspira profondément, un sourire un peu crispé aux lèvres, et murmura, telle une enfant prise en faute :

« Ouais, d’accord. De quoi… De quoi tu veux qu’on parle ? »

Elle songea un instant à s’assoir, mais renonça bien vite à cette idée. Si elle voulait s’enfuir plus rapidement, autant rester près de la porte. Par prudence, comme pour se protéger d’un danger illusoire, elle demeura en retrait, assez éloignée d’Alyssa, les bras croisés. Elle détestait que sa petite sœur arbore une telle mine sérieuse, ça l’inquiétait toujours beaucoup.

« Tu sais, si c'est à cause du pare-choc de ta voiture que j’ai embouti l’autre jour, je m’arrangerai, t’as pas à t’en faire pour ça ».

On ne sait jamais, ça pourrait concerner seulement une histoire matérielle ! Certes, ce n’était pas grand-chose, mais bon… Avec un peu de chance, il ne s'agissait que de ça. Un petit détail oublié et la jeune femme pourrait enfin aller se coucher et se soustraire au regard inquisiteur d'Alyssa.

Alyssa n'a pas attendu des heures que Juliana rentre si c'est pour la laisser partir se coucher sans même aborder ce sujet qui va probablement les mettre en colère. Elle craint un peu la colère de sa soeur, elle la connait trop bien. Mais elles doivent parler, Alyssa s'inquiète vraiment beaucoup pour sa grande soeur ces derniers temps. Elle n'a pas envie de la retrouver à l'hôpital ou de la voir se détruire un peu plus chaque jour qui passe. Juliana est une jolie femme et elle est encore jeune, alors à quoi bon se détruire à petit feu ? 

Alyssa prend une profonde inspiration, elle cherche les mots mais se fait couper par la blonde qui pense qu'elle lui en veut pour sa voiture. Elle lui en a voulu sur le coup, parce que c'est sa voiture, elle a économisé pendant des années pour pouvoir se la payer et voilà que sa soeur débarque et lui abîme. Mais heureusement, Alyssa entretien des rapports privilégiés avec un garagiste (a). 

« Non, non, ça n'a rien à voir avec la voiture, je gère de ce côté là. Mais c'est de toi que j'aimerai qu'on parle. Je m'inquiète pour toi, Jul'...»

Commence-t-elle en reprenant une grande inspiration pour se donner le courage d'entrer dans le vif du sujet. C'est trop compliqué d'aborder ce sujet sans que sa soeur ne se sente accusée d'être une alcoolique. Aly ne sait pas si elle en est une, mais que ce soit le cas ou pas, elle va certainement le prendre dans ce sens. Elle-même se vexerait d'être prise pour une alcoolique si on lui reprochait de boire un peu trop. 

« Ça fait plusieurs soirs que tu rentres à la maison presque ivre...Et j'ai retrouvé des cadavres de bouteilles d'alcool dans le fond de la poubelle, l'autre jour...»

Et voilà, c'est dit. Impact dans 3....2...1...

Après ces quelques minutes passées à se demander ce que sa sœur lui voulait, d’autant plus qu’elle ignorait ce qu’Alyssa pouvait bien lui reprocher, Jul’ apprit tout d’abord que sa petite sœur s’inquiétait pour elle. La bonne blague. En règle générale, c’était plutôt elle, Juliana Stewart, qui s’inquiétait pour les autres, surtout pour les divers membres de sa famille ! Alors elle n’avait pas l’habitude que cela puisse être inversé. Et elle détestait l’idée qu’on puisse la plaindre ou « s’inquiéter » à son sujet. C’était bien pour cette raison que, quand elle parlait d’elle, c’était essentiellement pour évoquer des choses en surface, sans réel intérêt. Comment paraître forte et sans failles si elle parlait de ses blessures ? Un léger rire franchit le seuil de ses lèvres. Vraiment, elle ne voyait pas. Comme d’habitude, Alyssa devait se faire trop de souci.

« Tu… Tu t’inquiètes pour moi ? » répéta-t-elle, abasourdie. « Aly’, je t’en prie. J’suis une grande fille, j’ai pas… j’ai pas besoin qu’on veille sur moi, et surtout pas toi. C’est pas tellement raisonnable. Je vais bien, je t’assure ».

Elle ponctua sa tirade du sourire le plus rassurant possible. Elle lui était reconnaissante de se soucier d’elle, mais elle trouvait cela un brin exagéré. Cela faisait quelques mois à peine qu’elle avait débarqués ici, et déjà les soucis commençaient. Pourquoi ne pouvait-on pas laisser tranquille, ne serait-ce qu’une fois ? Elle ne demandait qu’une chose, une minuscule chose. Qu’on la laisse seule. Déjà en Angleterre, elle avait ses parents sur le dos, sa petite sœur. Alors qu’elle avait trente-deux ans, était mature la plupart du temps et devait donner l’exemple. Toujours. Cette idée était récurrente dans son esprit.

Puis Alyssa évoqua enfin le but du sujet, et le sang de la jeune femme se glaça. Elle l’avait vu ivre ? Comme d’habitude, Jul’ s’emballait plus vite que son ombre. Sa gorge s’assécha et elle déglutit péniblement. Le regard de sa petite sœur la brûlait littéralement. Comment osait-elle se planter devant elle et lui balancer une telle vérité en face ? Vérité qui d’ailleurs n’avait pas lieu d’être, selon Juliana.

« Qu’est-ce que tu essaies d’insinuer, là ?! »

Elle resta de longues secondes immobile, les bras ballants, les yeux braqués sur la silhouette de sa sœur. Non, elle ne pouvait pas comprendre. La colère envahit tout son être et ses poings se fermèrent machinalement. Alyssa racontait n’importe quoi. Elle mentait, il n’y avait pas d’autre explication. Bien sûr, elle avait remarqué que Juliana aimait boire, de temps en temps, après le boulot. Mais rien de plus. Il n’y avait aucun problème.

Dans la famille Stewart, Alyssa n'a jamais manqué de monde pour s'inquiéter pour elle. Être la plus jeune, parfois, ça craint, surtout chez les Stewart. En plus de sa mère et de son père, elle avait également sa grande soeur sur le dos à se préoccuper pour elle. A force, c'en était carrément épuisant ! A tel point que toute celle sollicitude la rendait parfois plus triste qu'autre chose, quand elle allait mal. Voir les gens s'inquiéter pour elle, ça la faisait encore plus pleurer que la raison initiale. Elle voulait juste un peu de tranquillité pour se débrouiller seule, de temps en temps...

Mais aujourd'hui, il ne s'agit plus d'elle mais de Juliana. Alyssa a bien senti que quelque chose n'allait pas mais elle pensait que c'était en rapport avec sa récente installation à Shady Cove. Peut-être un petit coup de mal du pays, la séparation avec ses amis, la famille...Son intégration semble bien se passer en ville, alors la plus jeune des Stewart n'a pas tout de suite identifié ce qui n'allait pas. Mais récemment, elle semble avoir découvert quelque chose...

« Ecoute, je sais pas ce qui se passe, mais je sens que ça va pas ! T'es ma soeur, j'te connais par coeur, et je sens que ça va pas...»

 Continue-t-elle malgré le fait que sa soeur lui demande de ne pas s'en faire. Elle connait bien son aînée. Aly n'est pas dupe ! Elle peut bien faire croire à qui elle veut que tout va bien, mais pas à sa petite soeur. Sans plus attendre, l'animatrice entre dans les détails, explique ce qui peut lui faire croire que sa soeur va mal, mais comme elle s'y attendais, la réaction est vive. 

« Ne t'énerve pas, s'il te plait, je ne te juge pas...Je m'inquiète vraiment. Est-ce que tu as un soucis avec l'alcool ? »

Demande l'animatrice avant de se mordre la lèvre, comme si elle s'attendait déjà à recevoir sur elle les foudres de sa soeur en colère. Peut-être se trompe-t-elle complètement, mais elle a vu ce qu'elle a vu ! Les bouteilles ne se sont pas vidées seules et elle a bien vu Juliana ivre...De là à dire qu'elle a un problème avec l'alcool, peut-être pas, mais elle a bien un problème si elle en vient à se mettre dans cet état...

Juliana n’avait pas envie de parler de ça. Pas ce soir. Elle n’avait pas envie d’entendre le ton condescendant de sa sœur – du moins, elle le jugeait ainsi – ni sentir son regard brûlant se poser sur elle. Qu’on la juge était pire que tout. Aux yeux de Jul’, c’était inadmissible. Elle ne comprenait pas ce qui posait problème, Alyssa s’emballait pour un rien. Elle avança l’excuse qu’elles étaient sœurs, qu’elle la connaissait trop bien, mais Juliana n’entendait plus rien. Elle se mordit la lèvre et rétorqua, butée :

« Tout va très bien. Je ne sais pas où tu vas chercher un truc pareil, mais ça va. Il n’y a rien, c’est clair ? ».

Son ton s’était fait plus sec, plus cassant. Elle s’exprimait avec l’énergie du désespoir. Bien sûr que non, ça n’allait pas. Ça n’allait jamais mais Juliana ne voulait pas qu’on se soucie d’elle. En venant aux Etats-Unis, elle croyait tout oublier, elle pensait que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes, mais ce n’était pas le cas. Et puis elle avait rencontré d’autres personnes, des types qui avaient profité de sa fragilité pour lui faire gober leurs mensonges. Mais ce n’était pas le plus important. Rien d’autre ne comptait à part ce qui s’était passé en Angleterre. La seule chose qui revenait sans cesse dans son esprit, c’était ses quelques mots qui s’incrustaient dans sa chair.

« Un souci avec l’alcool ? Tu te fiches de moi ? Alors quoi, tu penses que… tu penses que j’suis alcoolique, une connerie de ce genre ? Je t’interdis de me dire ça, tu m’entends ? Tu n’as pas le droit ! »

Elle avait crié plutôt que seulement parlé et se tut aussitôt, frappée par la teneur de ses propos. Il y avait des années qu’elle ne s’était pas disputée avec sa sœur. Des années qu’elles ne s’étaient pas vues, certes, mais les disputes fraternelles remontaient à si loin que Juliana ne s’en souvenait plus. Mais aujourd’hui, elle lui en voulait. Elle lui en voulait tellement. Trouver une excuse, vite. Elle ne pouvait nier ce qu’Aly’ avait vu, bien sûr, mais elle pourrait au moins minimiser le problème.

« Oui, il m’arrive de boire, c’est vrai. Comme tout le monde. Ça t’est jamais arrivé à toi, peut-être ? Ou alors t’es le parfait ange de la famille, hein ?! Je… je vais retrouver des collègues le soir, après le boulot. On se rend au bar, c’est vrai. C’est pour souffler, c’est tout ! Et j’en ai besoin. Tu peux au moins le comprendre ?! »

Elle avança d’un pas en direction de sa sœur, bouillonnant d’une indescriptible rage. Pourquoi se mêler de ses soucis ? Pourquoi voir un problème là où il n’y en avait pas ? Tant de questions qui tourmentaient Jul’. Elle adorait sa sœur mais pourtant, à cet instant précis, elle la haïssait plus que jamais.

Plus jeune, Alyssa a passé trop de temps sous l'attention des autres. Etre la plus jeune, ça craint. Les adultes étaient sans cesse en train de la couvrir, de s'inquiéter pour elle. Et même ses soeurs s'y mettaient ! Adolescente, elle avait tout le temps ses soeurs sur le dos pour lui dire quoi dire ou quoi faire, à lui donner des conseils dont elle ne voulait pas sur comment faire avec les garçons. Des conseils pour lesquels elles n'étaient pas toujours très objectives. Elles voulaient l'empêcher de faire les mêmes erreurs qu'elles, mais Aly ne demandait que ça : faire des erreurs, parce qu'elle savait qu'il n'y avait que de cette manière qu'elle pouvait apprendre. Faire des erreurs, tomber, se relever. C'est ça la vie !

Aujourd'hui, elle est assez grande pour qu'on cesse de se faire du soucis pour elle sous prétexte qu'elle était la plus jeune ou la plus fragile. Elle a prouvé à sa famille qu'elle n'est pas à plaindre, qu'elle peut se débrouiller seule. Que même à des milliers de kilomètres et seule, elle s'en est sortie. Et aujourd'hui, elle sent que les rôles doivent s'inverser. Juliana a passé une partie de leur vie à se soucier pour sa cadette, mais aujourd'hui, l'animatrice s'inquiète pour elle et quoi qu'elle en dise, Aly sait que son aînée lui cache quelque chose. Devant le ton sec de sa soeur, Aly regarde le sol, elle se sent de nouveau jeune, petite, enfant, comme si elle avait fait une bêtise.

« Désolée, je pensais que...»

Commence-t-elle sans donner de suite à sa phrase. Malgré les affirmations de sa grande soeur, Alyssa n'est pas dupe. Elle sait qu'il y a quelque chose et elle se sent terriblement impuissante de ne pas savoir pourquoi elle va mal. Abordant un sujet qui semble fâcher, Aly sent son coeur s’accélérer de terreur en entendant les cris de son aînée. Pendant un instant, elle s'arrête de respirer, surprise par le volume qu'a adopté la voix de Juliana. Un ton qui contredit ce qu'elle dit. Si elle allait si bien, elle ne s'emporterait pas de la sorte.

« Non, je n'ai jamais dit ou pensé que tu étais alcoolique ! »

Tente-t-elle de se justifier alors que Juliana continue de parler, l'interdisant de penser des choses pareilles. Alyssa essayait de ne pas y penser, ne voulant pas penser au pire, même si, bien sûr, cette idée lui est forcément passée par la tête à un moment...Alyssa ne s'attendait pas du tout à se faire disputer. Car oui, c'est sensiblement ce qui se passe. Elle se fait disputer comme une gamine qui ne comprend pas. Elle se sent impuissante. Elle regarde le sol un instant, déçue que sa soeur réagisse ainsi mais aussi désolée que sa soeur puisse être déçue d'elle. Elle ne voulait pas qu'elle le prenne ainsi. Relevant les yeux vers elle, affrontant son regard, elle tente de ne pas se laisser démonter.

« Bien sûr que je peux comprendre, mais tous les soirs Juliana. TOUS LES SOIRS. Et quand tu bois à la maison, ce n'est pas avec tes collègues ! Alors oui, je m'inquiète pour toi. Et oui, j'ai des raisons que m'inquiéter, quoi que tu dises, je sais que quelque chose cloche mais tu sembles même pas me faire assez confiance pour affronter tes problèmes et venir m'en parler. J'pensais qu'on était du genre à se dire tout, c'est ce que les soeurs font normalement ! Mais on vit sous l'même toit et tu m'dis même pas ce qui va pas ! Tu fais juste l'autruche dès que j'essaye de te parler et tu me gueule dessus. J'ai plus 10 ans, Juliana ! »

Rarement Juliana s’était sentie aussi en colère contre sa petite sœur. Cela lui arrivait, bien sûr, mais il y a dix ans, les motifs de leurs disputes étaient tout autres. A l’époque, Jul’ était une jeune adulte et sa sœur encore une adolescente. Alors les engueulades concernaient plutôt les fringues, les sorties et les mecs. Le genre de sujets ordinaires, en somme, entre sœurs. Certainement pas un sujet aussi grave que la relation ambigüe entre Juliana et la boisson ! Sa petite sœur s’excusa maladroitement mais ne parvint à achever sa phrase. Furieuse, la jeune femme rétorqua sauvagement :

« Bien sûr que tu l’as pensé, sinon tu ne serais pas là à me le reprocher ! Mais tu n’as pas le droit ! »

Elle ne cessait de répéter cela, qu’Alyssa « n’avait pas le droit ». Jul’ se sentait telle une enfant prise en faute, une enfant à qui on reprocherait d’avoir commis une bêtise ou cassé un jouet. Or, il ne s’agissait pas de ça. Alors qu’elle se préparait à rajouter quelque chose, une réplique cinglante et irréfléchie, Alyssa la prit de cours et lui énonça de telles vérités qu’elle en demeura bouche bée, les yeux écarquillés, incapable d’esquisser le moindre geste. Aly avait raison, entre sœurs, elles auraient dû se parler, mettre les choses à plat, mais Jul’ en était incapable. Ses propos eurent au moins le mérite de la liquéfier sur place, l’empêchant dans un même temps de se montrer violente et de s’en prendre au premier objet qui lui tombait sous la main. Elle en était capable. Elle l’avait déjà fait. La rage qui bouillonnait dans ses veines quelques instants auparavant disparut aussitôt et laissa place à une profonde lassitude.

« Je te fais confiance » lâcha-t-elle du bout des lèvres. « C’est pas le problème ».

Juliana appréciait les gens en règle générale, mais ce n’était pas pour autant qu’elle leur faisait confiance. Elle s’attachait trop facilement et depuis, avait appris qu’on pouvait la trahir. Cruelle désillusion. Depuis, la seule personne à qui elle faisait vraiment confiance, c’était bien Alyssa. Elle secoua négativement la tête tandis que tout son corps se mettait à trembler, trembler et trembler encore.

« Mais comment je pourrais t’en parler, hein ?! Comment… Comment je pourrais te dire qu’il est mort, qu’il m’a abandonné, que ça aurait du être moi à sa place ? Comment est-ce que je peux te dire que je n’suis rien d’autre qu’une lâche ? Il était près de moi et je n’ai rien fait, je suis restée tétanisée, je n’ai rien fait pour l’aider. J’aurais du le sauver mais je n’ai rien fait ! Il est mort par ma faute, tu comprends ? Alors s’il te plaît Aly, dis-moi comment je peux t’en parler, parce que je sais pas comment faire… »

Elle se tut pour reprendre son souffle. C’était bien la première fois qu’elle en parlait, même succinctement, qu’elle mettait des mots sur l’énorme sentiment de culpabilité qui rongeait son cœur. Non, elle ne voulait pas en discuter, surtout pas avec sa sœur, devant qui elle n’avait jamais baissé les bras.

Les deux sœurs semblent toutes les deux avoir le cœur lourd. Juliana pour on-ne-sait quelle raison, et Alyssa car elle voit sa sœur se détruire sans savoir pourquoi en ayant juste l’impression de ne pas avoir la confiance de sa sœur. C’est donc pour cela que les deux sœurs font monter le son très rapidement alors que les premiers mots sortent. Pas de demi-mesure, elles se mettent toutes les deux à se crier dessus, histoire de remettre les idées de l’autre en place. Alyssa ne passe pas par quatre chemins pour appuyer là où ça fait mal. Elle évoque sans tourner autour du pot son inquiétude concernant l’attirance de sa sœur pour l’alcool. Celle-ci s’emporte tout de suite en trouvant ça scandaleux qu’on la traite d’alcoolique alors que ce n’étaient en rien les propos de l’animatrice. Rapidement, elles jouent à celle qui crie plus fort que l’autre et pendant un moment, c’est Alyssa qui gagne devant l’air complètement écrasé de Juliana qui lâche du bout des lèvres, comme si elle était incapable d’articuler. Alyssa se demande si elle n’y est pas allée trop fort lorsqu’elle sent son cœur battre très vite, sous l’effet de l’adrénaline. Elle souffle un coup pour se calmer.

« Alors parles moi si tu as confiance ! A quoi je sers, dans ce cas là ? »

Demande l’animatrice à bout de souffle. Elle a l’impression d’avoir fait le 100 mètres alors qu’elle n’a fait que crier sur sa sœur, mais l’adrénaline est la même. Le visage de sa sœur l’inquiète, tout comme ses tremblements. Et encore plus lorsqu’elle reprend la parole. Elle ne comprend alors pas tout, c’est assez confus, en fait. Alyssa comprend que quelqu’un est mort et que Juliana culpabilise énormément pour ça. S’agit-il d’un de ces collègues ? Ou de quelqu’un d’autre ? Alyssa n’était au courant de rien. Elle ne savait pas que Juliana avait perdu quelqu’un. Elle ne pouvait pas le deviner non plus. L’entendre culpabiliser et se traiter de lâche lui fait un mal de chien, un énorme pincement au cœur. Alyssa porte une main sur sa bouche et secoue la tête. Lorsqu’elle se tait, Alyssa passe doucement ses bras autour de ses épaules pour l’attirer contre elle, murmurant des « chut » d’une voix douce pour la calmer. Elle a besoin de quelques secondes pour réaliser ce qu’elle vient d’entendre et user des bons mots pour l’aider.

« Parles moi simplement Jul’. Dis-moi ce que tu as sur le cœur, ce qui s’est passé…Libère-toi, laisse pas la douleur traîner et se répandre… »

Souffle-t-elle en sentant une boule se former dans sa gorge. Elle savait, elle sentait, que quelque chose n’allait pas pour Juliana mais était loin d’imaginer que quelque chose la rongeait comme ça. Elle s’en veut presque de lui avoir crié dessus comme on cri sur une enfant. S’écartant doucement de sa sœur, elle baisse les yeux un instant puis les relève à nouveau vers elle pour ajouter quelque chose, du bout des lèvres. Il est hors de question que sa sœur garde en tête cette mauvaise image d’elle.

« T’es pas lâche, Juliana. »

Juliana se sentait terriblement mal. Ses membres tremblaient, ce qu’elle s’efforçait de cacher, et elle peinait à respirer normalement. Non, elle ne voulait pas. Cette idée revenait en boucle dans son esprit. Alyssa souhaitait qu’elle lui parle, elle avait raison, c’était à cela que les sœurs servaient. Bien sûr. Mais Juliana n’était pas dans son état normal. Elle ignorait si c’était l’alcool ingurgité ce soir ou bien seulement la douleur qui oppressait son cœur, mais elle paniquait vraiment. Parce que quelqu’un, pour la première fois de sa vie, l’avait prise sur le fait. Et ce quelqu’un était Alyssa, la petite sœur qu’autrefois elle adorait. Celle-ci l’attira contre elle en murmurant des paroles réconfortantes. Surprise, Juliana tressaillit violemment, les yeux écarquillés, et voulut s’écarter. Elle n’était pas habituée à ce genre de réconfort. En règle générale, elle avait toujours été seule. Surtout ces derniers temps. Pourtant, vaincue, elle accepta l’étreinte d’Alyssa avec une certaine réticence. Pourtant, au bout de quelques minutes, les battements de son cœur s’apaisèrent légèrement. Elle sentait la chaleur de sa peau et cela la rassura.

« Mais alors pourquoi… pourquoi je n’ai rien fait, hein ? On était… en mission mais j’ai pas réussi à bouger… j’aurais dû le sauver. Il a crié et puis… »

Sa voix, entrecoupée et hésitante, s’emmêlait et se perdit dans un murmure inaudible. Elle aurait aimé lui raconter ce qui s’était passé, mais tout se mélangeait dans son esprit et elle se sentait encore trop agitée pour faire preuve de lucidité. Elle fut soudain reconnaissante à Alyssa et de douloureuses larmes coulèrent sur ses joues rosies. Elle avait peur que sa sœur la lâche, qu’elle se retrouve de nouveau seule dans un monde un peu trop vaste, et surtout, qu’elle ne puisse pas tenir debout. Elle ne savait pas quoi dire devant Aly’ et se sentait complètement hagarde et, surtout, malheureuse. Si malheureuse.

« Je suis désolée, Aly, si tu savais à quel point je suis désolée… J’veux pas t’infliger tout ça. C’est peut-être mieux que… que je parte ailleurs… »

Elle était sérieuse. Sa plus grande peur était d’être un poids pour sa sœur qui l’avait si généreusement accueillie. Qu’est-ce qu’Alyssa pourrait faire d’une sœur un peu cinglée, traumatisée par un événement encore récent, et très portée sur la boisson ? Pas grand-chose. Elle avait l’horrible sensation d’être irrécupérable, à cet instant. Elle n’avait pas réussi à sauver son collègue, son ami, qu’elle aimait peut-être un peu, même inconsciemment et maintenant, piquait une crise chez sa petite sœur. Son univers si fragile, construit sur une base bancale de sourires feints et d’une bonne humeur un brin mensongère volait désespérément en éclat.

Quand Juliana parlait de venir aux Etats-Unis, Alyssa ne pouvait pas deviner qu'elle souhaitait fuir quelque chose et encore moins une chose aussi énorme. Juliana devait vraiment beaucoup apprécier cette personne pour être aussi mal. Peut-être que l'alcool y est aussi un peu pour quelque chose, mais elle craque enfin, dévoilant quelques informations sur ce qui l'a vraiment amenée par ici et la raison qui explique pourquoi elle boit aussi souvent. Aly est sous le choc, Juliana a vraiment l'air de souffrir, mais elle ne comprend pas qu'elle ait gardé tout ça pour elle. Elle n'en a visiblement jamais vraiment parlé à quelqu'un, ça se voit à la difficulté qu'elle a d'en parler. La trentenaire parle d'une mission, et c'est ainsi que l'animatrice radio comprendre qu'il s'agissait d'un collègue pompier. Il s'est passé quelque chose pendant une mission. Une mission à laquelle elle a survécu mais pas son coéquipier. Le coeur serré et égoïstement, Aly refuse de penser que sa soeur aurait pu être celle qui ne survie pas. La cadette ne s'en serait jamais remise s'il était arrivé quelque chose à sa soeur.

« Tu ne pouvais pas le sauver Juliana. Ce n'est pas ta faute. »

Tente-t-elle de la rassurer. Elle n'en sait absolument rien, en fin de compte. Elle n'était pas là et ne connait pas les circonstances, mais elle ne veut que soulager l'esprit tourmenté de son aînée, sans grande conviction que cela fonctionne. Alyssa s'en veut d'avoir accusé sa soeur de trop boire, ou même de boire tout court. Mais cela prouve qu'elle a eut raison de s'inquiéter pour elle, la preuve est là : elle ne va pas bien. L'animatrice secoue la tête. Elle n'a pas envie que sa soeur parte ailleurs, surtout dans cet état là ! Ici, elle peut se reposer sur sa soeur si ça ne va pas, alors que si elle vit ailleurs, elle sera définitivement toute seule. Seule avec l'alcool, et ça, ce n'est pas bon du tout. Elle va juste continuer à se détruire. Le regard triste et les lèvres pincées, elle lui attrape les poignets, comme pour la ramener à la raison, comme un appel à retrouver ses esprits.

« Non, tu peux rester, j'te jure ! Juliana, j'ai peur que tu fasses une bêtise si tu t'en va. Tu vas te retrouver toute seule...»

Juliana s’agrippa à Alyssa telle à une bouée de sauvetage, mais un mal de crâne ignoble lui vrillait la tête. L’alcool ingurgité durant cette soirée commençait à faire effet et, conjuguée à toute la douleur qui broyait son crâne, cela donnait une jeune femme à peine capable de tenir debout. Malheureux accident qui a brisé bien des vies. Les flammes partout, une poutre qui s’effondre, un hurlement déchirant. Moment fugace qui revient la hanter quotidiennement. Elle inspira profondément pour se calmer. Alyssa lui assura que ce n’était pas de sa faute. Non, bien sûr que non. Mais le sentiment de culpabilité demeurait malgré tout.

« Mais ça aurait pu être moi ! J’ai… J’ai survécu et pas lui. Et je sais même pas pourquoi… »

C’était cela le pire, sans doute. Ce qui rongeait peu à peu son être. De vivre encore en sachant que lui était mort. Et peut-être que, malgré ses règles imposées à sa conscience, elle en était un peu amoureuse. Rien qu’un peu. Mais suffisamment pour se sentir coupable de l’avoir abandonné. Et ce qu’elle se répétait à longueur de temps, ça aurait dû être elle et pas lui. Quand elle dit qu’il serait sûrement mieux qu’elle parte, qu’elle gère cela toute seule en laissant sa sœur en dehors de ça, la réaction d’Alyssa la déstabilisa. Mais Jul’ secoua furieusement la tête et se débattit pour se soustraire à son emprise.

« Une bêtise ? » répéta-t-elle, amère. « C’est déjà fait. Qu’est-ce que tu veux que je fasse, hein ? Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive de pire ?! »

Le chagrin laissa de nouveau place à une colère, plus profonde que celle connue auparavant. Une colère dirigée non plus uniquement contre sa sœur mais contre le monde entier. Et l’alcool n’arrangeait rien dans l’affaire. Mais que craignait Alyssa ? Qu’elle se flingue ? Qu’elle avale trop de médicaments ? Qu’est-ce que cela changeait, de toute manière ? Sa misérable vie venait de voler en éclats. Sa sœur lui tenait toujours le poignet, comme pour l’empêcher de fuir et, toujours en proie à une vive fureur, elle la repoussa. Qu’elle la lâche, bon sang ! Et qu’elle la laisse tranquille. Un peu hagarde, la douleur qui déferlait dans son âme l’empêchait de contrôler ses mouvements, l’empêchait de prendre conscience de son corps.

« Lâche-moi ! » cracha-t-elle, d’une voix peut-être un brin plus menaçante qu’elle ne l’aurait voulu.

Entendre sa soeur lui fend le coeur. Elle a l'impression d'avoir mal fait quelque chose, de n'avoir pas été assez présente pour elle et de n'avoir pas vu ce qui n'allait pas plus tôt. C'est sa soeur, et normalement, elle aurait du sentir que c'était grave. Elle savait, elle sentait que quelque chose n'allait pas, mais elle pensait à une rupture violente ou à une grosse frustration, mais certainement pas à toute cette culpabilité qui la ronge...Et encore, le mot 'ronger' est faible car ça la bouffe complètement. En l'entendant dire qu'elle ne sait pas pourquoi elle a survécu, Alyssa a envie de lui mettre une claque, pour qu'elle retire ce qu'elle a dit. Aly ne peut pas entendre ça, ce n'est pas possible. Elle refuse d'entendre sa soeur sous entendre que ça aurait été mieux si elle était morte lors de cette intervention. Mais au lieu de la frapper en plein visage, pour lui faire reprendre ses esprits et qu'elle comprenne qu'il est hors de question qu'elle tienne ce genre de propos devant elle, elle attrape juste son visage en posant ses mains de chaque côté, sur ses joues, afin qu'elle se calme et qu'elle cesse de s'agiter.

« Ca aurait pu être toi, mais ça n'a pas été le cas parce que ce n'était pas ton heure, Juliana. C'est horrible ce qui s'est passé, c'est très triste, j'en conviens, mais tu dois aller de l'avant, même si c'est dur et que ça fait mal. Tu dois passer au travers de tout ça. Je suis là pour t'aider, maintenant. »

Lui assure-t-elle sans rompre le regard. Puis, ses sourcils se froncent. Juliana souhaite partir et ça, Aly ne peut pas le comprendre. Maintenant qu'elle lui a avoué ce qui n'allait pas, elle peut l'aider. Mais Juliana ne semble pas avoir envie de son aide puisqu'elle souhaite partir, vivre ailleurs, loin d'Aly. La cadette n'arrive pas à comprendre la démarche, elle a juste envie de garder sa soeur près d'elle et de pouvoir la soutenir si besoin mais plus elle avance vers elle, plus Juliana recule....

« J'ai pas envie que tu t'enfonces encore un peu plus dans la culpabilité, c'est tout...»

Ose-t-elle répondre sans pour autant la défier du regard. Elle n'a pas envie que son regard trahisse sa peur de voir sa soeur se foutre en l'air à force de boire ou pire. La tenant par le poignet pour l'empêcher de se défiler, elle exerce un mouvement de recul quand son aînée s'emporte, se montrant menaçante en se débattant pour qu'elle la lâche. Elle ne reconnait pas sa soeur et c'est ce qui l'inquiète encore un peu plus que de savoir que sa soeur est sur une pente descendante et qu'elle n'a pas l'intention de la remonter tout de suite. Vexée d'être repoussée, Aly fronce les sourcils et fait un pas en arrière.

« Arrêtes de m'en vouloir d'essayer de t'aider ! »

Lui ordonne-t-elle en haussant la voix. Si Juliana souhaite partir, alors qu'elle le fasse. Aly regrettera certainement de la laisser partir mais elle n'a pas tellement le choix. Juliana est têtue et semble bien décidée à s'en aller. Il serait égoïste de tenter de la retenir.

Juliana ne comprenait pas Alyssa. Elle ne comprenait pas ce qui se passait et commençait à perdre pied. La douleur d’avoir perdu un être cher nous pousse parfois à commettre des actes étranges disait-on, et depuis la mort de son ami, la jeune femme n’était sûrement plus la même. Elle avait changé, inexorablement, sans vraiment comprendre elle-même ces changements. Un peu folle, peut-être. Ravagée par le chagrin, sans aucun doute. Avant cela, elle n’avait jamais vraiment perdu d’être très proche. Des connaissances éloignées, de vulgaires noms dans le journal, mais jamais quelqu’un qu’elle connaissait au point de tout partager avec lui. De ce côté-là, elle avait été assez épargnée. Du fait, elle avait appris beaucoup de choses. Mais elle n’avait certainement pas appris à gérer une telle crise.

Elle se figea quand Alyssa posa ses deux mains sur son visage pour la calmer, et ses mots s’incrustèrent dans sa chair avec une force inouïe. Sa sœur avait raison, bien sûr. Elle devait aller de l’avant, cela faisait des mois maintenant, elle aurait dû s’en remettre, elle aurait dû essayer, mais parfois, c’était peut-être plus facile de tout simplement arrêter d’essayer.

« Je sais, Aly » souffla-t-elle d’un ton à peine audible. « Mais… J’peux pas accepter qu’il ne reviendra jamais… »

Jul’ ignorait vraiment comment sa sœur pouvait encore l’aider et comment, surtout, elle referait surface. Jusque-là, elle cachait bien son mal-être derrière des sourires et une bonne humeur constante. Cela lui suffisait puisqu’elle savait être joviale de temps en temps. Mais à trop vouloir être forte, toujours, à chaque minute, peut-être oubliait-elle qu’on avait le droit d’être faible parfois. C’était même nécessaire pour ensuite, être forte de nouveau. Le mieux dans ces cas-là était de savoir s’entourer des bonnes personnes. Et qui de mieux qu’Alyssa ?

« Mais pourquoi tu me laisse pas tranquille ? » demanda-t-elle soudain. « Pourquoi je pourrais pas faire ce que je veux de ma vie ? »

La réponse était évidente. Mais la jeune femme ne savait plus où elle en était. Et se battre ce soir, essayer de garder le moral, elle n’en avait plus le courage. Sa sœur recula d’un pas, sûrement vexée de son comportement, ce qui força Juliana à se calmer légèrement.

« J’suis désolée, je voulais pas… Aly, je sais pas ce que je dois faire, je… J’arrive pas à réfléchir… »

Elle ne voulait pas que sa sœur lui en veuille, ou peut-être que si. Peut-être que c’était justement ce qu’il lui fallait, que sa sœur lui en veuille, rien qu’une fois, pour lui ouvrir enfin les yeux. Mais se mettre à dos son unique alliée n’était sûrement pas la meilleure façon de garder la tête hors de l’eau.

Les relations fraternelles sont parfois compliquées. Ce n'est pas Aly qui va dire le contraire. Même si elle s'est toujours plutôt bien entendue avec ses sœurs, il leur arrivait parfois de se disputer, pour des motifs plus ou moins importants. Il leur arrivait rarement de se faire la tête plus de quelques jours. Elles s'entendaient trop bien pour ne plus se parler. C'était insupportable. Aujourd'hui, elles ne se disputent plus pour un jean, un CD ou pour savoir qui a terminé le pot de confiture. C'est bien plus grave que ça. Juliana va mal, très mal. Alyssa a eut du mal à prendre conscience jusqu'aux derniers jours. Mais maintenant qu'elle en sait plus, elle a envie d'aider son aînée, de la soutenir. En apprenant un peu plus au sujet de la base de son mal-être, l'animatrice s'efforce de trouver les bons mots qui pourraient calmer la blonde, en vain.

« Il le faut pourtant. Il n'est plus là, mais toi oui. Tu dois continuer et le laisser derrière. Tu DOIS l'accepter. Je sais que tu en es capable. »    

En réalité, de voir sa sœur dans cet état ça la fait douter sur ses capacités à remonter la pente. C'est en partie pour ça qu'elle souhaite être présente pour elle. Elle veut la soutenir, c'est le rôle d'une sœur. Sans s'y attendre, Juliana se met à hausser le ton, de nouveau. Elle a l'air de penser qu'Aly veut l'empêcher de vivre comme elle l'entend. L'animatrice reste bloquée quelques secondes. Elle ne veut la priver en rien, juste lui venir en aide. La jolie blonde sent les larmes lui monter aux yeux. La fatigue et la frustration la font craquer. Elle se sent tellement impuissante devant sa sœur...Relevant la tête, Aly fronce les sourcils, fatiguée de voir sa sœur agir comme une enfant capricieuse.

« Tu sais quoi ? Fais donc ce que tu veux. Vas-y ! Fais n'importe quoi, je ne dirai plus rien, mais ne me demande pas de regarder sans agir. Si tu veux partir, alors va-t-en ! »
                               
Admet-elle en levant les bras au ciel et en haussant la voix. Elle ne souhaite pas rester spectatrice de la destruction de sa sœur. Et en même temps, si il arrive malheur à sa sœur, elle risque de s'en vouloir à mort. Mais pour le moment que peut-elle faire de plus ?

Juliana en voulut soudain terriblement à sa petite sœur, plus que jamais. Mais sans savoir pourquoi. Elle souhaitait seulement être seule, pour réfléchir. Pour ne plus sentir ce regard qui la brûlait littéralement. Je n’ai jamais voulu ça, jamais, songeait-elle mentalement. Alyssa lui asséna une ultime fois qu’elle devait aller de l’avant et accepter la mort de son ami, mais la jeune femme n’écoutait plus. Elle était déjà trop loin pour garder sa totale lucidité et les battements de son cœur s’accélérèrent tout à coup.

« Arrête de dire ça » supplia-t-elle en reculant. « J’en suis pas capable… »

Ses yeux se remplirent de larmes. Non, elle n’en était pas capable. Lui dire adieu, jamais. Cela signifiait enfouir son passé, et peut-être qu’elle ne s’en sentait pas tout à fait prête. Puis, Alyssa changea complètement de comportement, ce qui déstabilisa davantage Juliana. Elle lui cria de faire ce qu’elle voulait, elle abandonnait, la laissait tranquille. Sonnée, Jul’ resta immobile quelques secondes. Non, sa sœur ne pouvait pas la lâcher, pas maintenant… Ses paroles s’incrustèrent dans sa chair.

« Aly… »

Hélas, sa fierté l’empêcha d’aller plus loin. Les Stewart étaient tous plus bornés les uns que les autres et les deux sœurs remportaient la palme à ce niveau-là. Juliana ne s’était jamais abaissée à demander la moindre aide et ce n’était sûrement pas aujourd’hui qu’elle commencerait. Alors, se sentant blessée par les propos d’Alyssa, son regard un peu fou brilla de colère, qui surpassa tout le chagrin que contenait son cœur, et elle lui cracha en retour :

« Tu as raison. Je m’en vais ! T’es contente ?! C’est ça que tu veux, hein ? Je me barre ! J’abandonne. J’veux plus te voir, tu m’entends ? Jamais ! »

Ces propos, elle les regretterait très certainement le lendemain, quand elle cesserait d’être sous l’emprise de l’alcool – et de la fureur. Mais pour l’heure, il était hors de question pour elle de rester une seconde de plus ici. Elle fusilla sa petite sœur du regard et tourna aussitôt les talons, pressée de fuir cette atmosphère oppressante. Ses pas la menèrent directement vers la porte d’entrée, qu’elle claqua avec violence, de peur qu’Alyssa la suive. Elle n’avait pas pris sa valise, ni aucune de ses affaires. Et Shady Cove ne lui était pas encore totalement familier. Mais quelle importance ?

Alyssa ne voulant pas en arriver là. Elle espérait qu’elles seraient capables d’entretenir une discussion d’adultes. Elle, elle était bien partie, mais Juliana ne semblait pas vouloir y donner du sien. Rapidement, la situation est devenue pire que si elles n’avaient pas abordé le sujet. Entre cris et larmes, les deux sœurs tentent de faire entendre leur point de vue. Juliana va mal. Bien plus qu’Alyssa ne le pensait. Elle était bien loin d’imaginer qu’elle avait perdu un coéquipier lors d’une mission. Bien loin d’imaginer que ça l’avait affectée à ce point. Et en même temps, comment aurait elle été supposée le savoir si sa sœur gardait le silence ? Aux dernières nouvelles, elle n’est pas voyante. Jamais elle n’aurait été capable de deviner un truc pareil. L’animatrice tente de faire entendre raison à son aînée mais avec son caractère couplé à l’alcool qu’elle a dans le sang, c’est peine perdue. Juliana fait un pas en arrière et se rabaisse, encore et encore, persuadée qu’elle n’est pas capable d’aller de l’avant.

« Comment tu peux savoir si t’en es pas capable si tu n’essayes même pas ? »

Demande alors la cadette, un peu agacée d’entendre sa sœur faire sa malheureuse alors qu’elle n’essaye même pas d’aller mieux. Tout ce qu’elle fait, c’est boire pour enfouir ses problèmes, les enterrer sous une fine couche de sable qui s’envole au premier coup de vent pour laisser tout remonter à la surface. Elle se fait du mal, s’autodétruit tout en étant persuadée que ça lui fait du bien, c’est ça le pire. La famille Stewart n’a pourtant pas d’antécédents au niveau alcoolisme, leurs parents boivent très peu et seulement pour des occasions particulières, c’est donc étonnant qu’elle se soit mise à boire pour ‘oublier’. Alyssa se demande bien ce qui lui a donné le déclic.

Lasse et épuisée d’essayer en vain, Alyssa jette l’éponge pour ce soir. Puisque Juliana souhaite partir malgré les supplications de sa jeune sœur, celle-ci ne va pas passer sa nuit à la retenir. Elle se dit que dès le lendemain, une fois que l’alcool se sera évaporé, elle aurait tout oublié et reviendra à la maison. La colère de la pompière inquiète un peu Alyssa, comme si elle sentait qu’à ce moment très précis, Juliana était parfaitement lucide. Elle s’en veut d’avoir abordé le sujet, d’avoir mené à cette discussion et cette dispute.

« Grandit un peu Juliana ! Bordel ! J’essaye de t’aider ! C’est toi qui veux partir ! Ne me fait pas passer pour la méchante ! Tu me fatigue ! Tu veux plus me voir, et bien c’est parfait ! Fuis, tu sais si bien le faire ! Mais viens pas te plaindre quand tu seras plus bas que terre ! »

S’emporte l’animatrice, regrettant déjà les mots qui sortent de sa bouche. Elle se sent tout à coup très lourde. Les disputent sont pourtant faites pour évacuer, se sentir plus léger. Mais pour elle, c’est tout l’inverse. Chaque mot semble s’accumuler dans son esprit au point de faire un poids. Le temps qu’elle réalise qu’elle est peut-être allée trop loin, sous le poids de la colère, Juliana est déjà dehors et Aly n’a pas l’intention de la rattraper. Elle se dit que d’ici quelques heures elle sera de retour à la maison comme si de rien n’était. En attendant, tout ce qu’elle gagne, c’est le droit de s’inquiéter pour sa sœur. S’il lui arrive quelque chose ce soir, Aly risque de s’en vouloir toute sa vie.

Scène Terminée