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Since forever For years on end Newbies

«Et voici votre monnaie. Passez une bonne journée, à bientôt ! »

Après avoir adressé un dernier sourire au client qui ne le lui rendit pas, Lilah se tourna vers le client suivant. Ils s’enchainaient ainsi, cortège d’indifférents devant sa caisse.
Lilah n’avait pas prévu d’être caissière. Avant, elle était un peu comme eux : indifférente aux autres. Du moins indifférente à tous ceux qui ne pouvaient pas lui être utiles. Le genre de fille que certains adulent, et que beaucoup haïssent.

Les habitants de Shady Cove, les anciens, avaient pu voir grandir la petite Ward, fille chérie par ses parents, petit ange gâté. Sous l’œil admiratif de ses parents –mais étaient-ils admiratifs de leur fille ou admiratifs d’une chose qu’ils avaient créé ? – Lilah avait grandi, était devenue une jolie gamine, intelligente, vive d’esprit, toujours dans le droit chemin, à l’abri de tout reproche. Elle pratiquait le piano et le violon, lisait des pavés, chevauchait des étalons et brillait en tutu. Elle n’arrivait jamais à se fixer sur une activité, mais peu importait, elle excellait dans tout ce qu’elle entreprenait. Ses parents ne cessaient de lui répéter qu’elle était la meilleure, que personne ni à Shady Cove ni dans le monde ne lui arrivait à la cheville.

Elle a fini par les croire. Par considérer qu’elle était supérieure aux autres. Par snober tout le monde, accordant un semblant de considération à ceux dont elle pouvait se servir pour arriver à ses fins, méprisant les autres. Elle n’avait pas d’amis véritables, mais les amis, ça sert à quoi ? Elle s’entourait de gens « biens », comprenez de gens dont la famille avait de gros moyens. Elle affirmait à qui voulait l’entendre qu’elle n’avait pas sa place à Shady Cove au milieu de tous ces gens si communs. Elle était destinée à de grandes choses, elle avait sa place parmi les grands, ceux qui avaient quelque chose en plus. Quelqu’un osait douter de son intelligence, de sa beauté, de sa grandeur ? Princesse Lilah le remettait à sa place et faisait de sa vie un enfer.

Elle partit dès qu’elle pouvait pour l’université de Boston, en droit. Persuadée de réussir, persuadée de briller. Elle n’accorda pas un « au revoir » à Shady Cove, pas un regard à ses habitants, à ceux qui l’avaient côtoyée pendant la première partie de sa vie. Pas la peine.

La chute fut terrible. Un premier redoublement, puis un deuxième, et à 23 ans Lilah Ward se hissait difficilement en troisième année. Ses parents n’hésitaient plus à lui exprimer leur honte : comment leur fille, qui était toujours si parfaite, pouvait-elle échoue de la sorte ? Lilah s’enferma pour étudier. Se confronta aux autres étudiants. Se rendit compte qu’elle n’y arriverait jamais. Abandonna.

Envolée, la Lilah Ward première de tout. La jeune femme se retrouva à la porte de Boston, sans diplôme universitaire, sans projet de carrière, sans personne autour d’elle. Elle qui avait passé sa vie à rejeter les autres par arrogance, se retrouvait désespérément en manque de compagnie. De vraie compagnie.

Elle passa par une phase de pseudo-déprime. Elle ignorait où aller ; que faire à 23 ans quand on a échoué dans la seule voie qu’on avait envisagée ? Sa confiance en elle se fissura, laissant apparaitre des failles insoupçonnées. Elle se trouva tout à coup bonne à rien, laide, méprisable. Elle avait été horrible avec les autres toute sa vie, et pour quoi ? Personne ne l’aimait. Elle n’avait pas d’avenir.

Mais Lilah Ward est une fille qui ne manque pas de détermination. Alors au bout de quelques jous elle se releva, fit ses valises et revint à Shady Cove en plein mois de juillet 2013. En stop, malgré son compte en banque bien garni. Des résolutions plein la tête. Finie la vie dépensée sur l’argent de parents mal aimants. Finie la Lilah arrogante et méprisante. Elle n’était qu’une fille comme les autres, qui se débrouillerait comme les autres. Shady Cove représentait un territoire connu et donc rassurant. Elle posa ses valises et décrocha le premier emploi qui lui tomba sous la main.

« N’oubliez pas votre ticket. Merci de votre visite, au revoir ! »

Celui-ci lui lança un regard non pas indifférent, mais légèrement haineux. Elle avait connu ce garçon au lycée ; elle l’avait traité comme s’il ne valait rien, s’en était servie avant de le jeter comme une chaussette. Elle regrettait, bien sûr, mais il ne pouvait pas le savoir.

Alors elle lui montrera. A lui comme à tous les autres, elle montrera que Lilah Ward est une autre personne. Que Lilah Ward est quelqu’un de bien. Qui peut avoir des amis, des vrais. Qui peut vous apporter du bonheur. Chaque soir en rentrant, Lilah est fatiguée, rongée par la culpabilité, persuadée qu’elle finira ses jours dans cette épicerie. Perdue dans cette ville qui déteste une femme qu’elle n’est pas, mais qui mérite ces sentiments. Lunatique, elle qui était si égale dans son humeur – seul vrai vestige de ses échecs et de ses blessures -, blessée à l’intérieur mais affichant toujours un sourire.

Parfois son ancienne « elle » refait surface, brièvement, comme un démon du passé qui refuse de laisser sa place.

Parfois elle se surprend elle-même par sa gentillesse.

Parfois elle voudrait que quelqu’un lui dise, enfin, quelque chose du genre « je suis heureux de t’avoir rencontré et d’être avec toi ».